« Faire la paix au Mali : les limites de l’acharnement contre-terroriste »

« Le Monde Afrique » a décidé de publier l’un des articles de la revue « Afrique contemporaine » consacrée au Mali qui ne verra pas le jour. La publication du dossier a été suspendue par l’AFD, son organisme de tutelle.

Sur les conflits maliens et l’intervention militaire française démarrée en 2013, la revue Afrique contemporaine a voulu décentrer le regard. C’est ainsi qu’elle a confié un dossier sur ces questions sensibles à des chercheurs nord-américains, sous la direction de Bruno Charbonneau. Cet universitaire canadien est directeur du Centre FrancoPaix en résolution des conflits et missions de paix (Université du Québec, Montréal). Ses travaux ont notamment porté sur la politique sécuritaire de la France en Afrique, considérée comme un « nouvel impérialisme »(Routledge, 2008), et plus largement sur les questions de conflits et leurs résolutions en Afrique de l’Ouest.

Ce texte fait partie d’un dossier préparé depuis près d’un an pour la revue scientifique Afrique contemporaine éditée par l’Agence française de développement (AFD, ancien partenaire du Monde Afrique). Le conseil scientifique de la revue s’est montré intransigeant dans le processus d’évaluation de ce dossier. Deux textes ont été rejetés. D’autres ont du être significativement modifiés avant d’être validés. Mais l’AFD a finalement décidé de suspendre la publication du dossier, provoquant la démission du rédacteur en chef de la revue et celle de plusieurs chercheurs membres du conseil scientifique.

Tous dénoncent des « interférences d’ordre politique » dans la ligne éditoriale. Pour Bruno Charbonneau, il s’agit de « censure ». L’ancien « Monsieur Afrique » de François Hollande, Thomas Melonio, désormais directeur du département « Innovation, recherche et savoirs » à l’AFD est aussi directeur de la rédaction d’Afrique contemporaine« Il n’y a eu aucune censure, précise-t-il. Une demande a été émise pour introduire de nouveaux articles scientifiques avec des points de vue contradictoires. » Les auteurs de ce dossier, détenteurs des droits sur leurs textes, refusent catégoriquement leur publication par Afrique contemporaine. Bruno Charbonneau a accepté que son texte soit publié en version réduite en exclusivité par LeMonde Afrique, partenaire privilégié de la revue, pour que ce travail scientifique puisse être lu, débattu, critiqué.

Analyse. Depuis 2013, le Mali a fait l’objet de nombreuses interventions militaires internationales. Celles-ci ont depuis dépassé les frontières maliennes pour couvrir le « Sahel », se combinant dans un dispositif militaire important : 12 213 casques bleus et 1 737 policiers déployés au sein de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), 4 500 soldats français au sein de l’opération « Barkhane », 5 000 à 10 000 soldats prévus pour la Force conjointe du G5 Sahel (FC-G5S), 580 soldats au sein de l’EUTM Mali (European Union Training Mission) et un nombre significatif, quoique difficile à préciser, de forces américaines et européennes dans les pays du G5 Sahel, au Niger notamment, positionnées en appui plus ou moins direct aux efforts contre-terroristes. Cela sans compter la forte mobilisation internationale pour le développement, l’aide humanitaire ou l’agenda P/CVE (Prévenir ou contrer l’extrémisme violent), où organisations internationales et acteurs bilatéraux déploient chacun leur propre « stratégie Sahel ».

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Comment la revue « Afrique contemporaine » a perdu son indépendance éditoriale

La suspension d’un dossier sur le Mali a déclenché la démission du rédacteur en chef et d’une partie du conseil scientifique.

Un acte de décès sous la forme d’un tweet : « La revue Afrique contemporaine est morte. » Vendredi 22 mars, le chercheur canadien Bruno Charbonneau annonce l’enterrement de cette revue scientifique française d’études africaines. Plutôt que de décréter un deuil, le directeur du Centre FrancoPaix en résolution des conflits (université du Québec, à Montréal) libère la colère collective de ses collègues tant anglo-saxons que francophones en pointant la « censure » d’un dossier consacré aux dynamiques conflictuelles au Mali qu’il a dirigé.

Quelques heures plus tôt, le rédacteur en chef de la revue, Marc-Antoine Pérouse de Montclos, avait annoncé à ses pairs son choix de ne pas renouveler son contrat. « La suspension sine die de la publication du dossier sur le Mali, pourtant validé par le conseil scientifique de la revue, me semble être de nature politique. Ce qui n’est pas tolérable », précise ce politologue spécialiste du Nigeria, également directeur de recherches à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).

Phase terminale

Dans la foulée, quatre autres chercheurs membres du conseil scientifique d’Afrique contemporaine démissionnent aussi. « Il n’y a pas de raison qu’une instance politique se prononce sur des questions d’ordre académique. C’est injustifiable », explique l’un d’entre eux, Vincent Foucher, chargé de recherche au CNRS et ancien rédacteur en chef de la revue. « J’ai été invité à rejoindre Afrique contemporaine pour promouvoir des échanges intellectuels rigoureusement formulés autour des questions africaines, pas pour servir une ligne politique », ajoute Yvan Guichaoua, enseignant à la Brussels School of International Studies, dans un texte publié sur la plate-forme Benbere. Les différentes instances de la revue enregistrent des démissions à la chaîne. Dans le milieu académique, on estime la parution scientifique déjà « morte » ou en phase terminale.

Lire la tribune « L’indépendance des chercheurs n’est pas négociable »

Par la qualité de ses contenus, l’originalité des dossiers, son audace éditoriale et graphique, Afrique contemporaine avait pourtant presque réussi, dans la dernière décennie, à faire oublier qu’elle était sous la tutelle de l’Agence française de développement (AFD, partenaire du « Monde Afrique »de 2015 à 2018), un établissement financier public chargé d’orchestrer la politique d’aide au développement. Un miracle pour cette publication scientifique trimestrielle dont la naissance remonte à 1962. A cette époque, elle évolue au sein de La Documentation française, sous la direction de l’historien Robert Cornevin, un ancien administrateur colonial.

Récupérée par l’AFD en 2003, elle devient une publication axée sur le développement et un instrument de communication « soft » pour l’institution financière. Cinq ans plus tard, une ambitieuse refonte structurelle et éditoriale augure sa mue en une revue scientifique respectée. A la fois modeste et ambitieuse, moderne par son esthétique et rigoureuse dans son processus d’évaluation, Afrique contemporaine parvient à se faire une place de choix dans le petit monde des revues pluridisciplinaires de recherches sur le continent.

Une certaine forme de « censure »

La direction de l’AFD la laisse s’épanouir. Mais elle n’oublie pas qu’elle la finance intégralement. Un investissement d’environ 70 000 euros par an et deux postes à temps plein. Dérisoire au regard des 10 milliards d’euros engagés par l’AFD en 2017. Suffisant pour que la direction de l’agence s’octroie un droit de regard et d’intervention, qui cette fois serait allée jusqu’à une forme de « censure » pour les chercheurs. Ce dont se défend le directeur de la rédaction de la revue. A ses yeux, « il n’y a eu aucune censure. Pour ce numéro prévu sur le Mali, une demande a été émise pour introduire de nouveaux articles scientifiques avec des points de vue contradictoires. Le but est d’aboutir au dossier le plus exhaustif et équilibré possible », explique Thomas Melonio.

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