La persistante question anglophone au Cameroun : entre héritage linguistique colonial et droits des minorités

Dans un article datant de 2005 du journal camerounais Le Messager et re-publié à nouveau ce mois-ci sur 237online, Achille Mbembe arguait que les revendications des minorités anglophones au Cameroun étaient le résultat d’un mauvais leadership et d’une politique linguistique démissionnaire, semblant ainsi rejeter tout lien avec des rapports de force historiques entre anglophones et francophones, découlant pour partie au moins de la colonisation européenne.

A la faveur des manifestations populaires qui ont cours depuis maintenant deux semaines dans les régions anglophones du Cameroun, Patrice Nganang répond ici à Achille Mbembe, et lui oppose une lecture de ces tensions et revendications basée sur les droits des minorités, notamment linguistiques, à être reconnues dans leur identité et leur pluralité. Ce faisant, il soulève des questions fondamentales concernant les liens entre langue, nation et Etat, notamment en contexte post-colonial. Plus généralement, Patrice Nganang nous rappelle ici que les droits des minorités ne peuvent être laissés à la seule charge d’une politique d’aménagement destinée à “ménager” les différents groupes impliqués, mais exigent une réponse autrement plus ambitieuse engageant une société dans toutes ses dimensions politiques et culturelles, et basée sur la reconnaissance de l’autre et son inclusion.
Pour mémoire, le Cameroun, ancien protectorat allemand jusqu’en Janvier 1916, passe officiellement sous domination franco-britannique par le truchement d’un mandat de la SDN qui partage le territoire entre la France et la Grande Bretagne en 1922. Les deux territoires vivent séparément leurs expériences coloniales, jusqu’aux indépendances des années 1960 lorsque dans le cadre d’un referendum (truqué, selon certains experts), la partie sud du territoire britannique (Southern Cameroons) obtient son indépendance et choisit par vote de rejoindre la république du Cameroun, la majorité francophone. Des revendications politiques spécifiques au statut des Camerounais d’expression anglaise naissent aussitôt, et persistent jusqu’à nos jours de façon multiforme, faisant parfois échos à toutes les autres revendications politiques au-delà de la sphère linguistique.

*Patrice Nganang est né en 1970 au Cameroun. Il est écrivain et professeur en théorie littéraire et culturelle dans le Département d’analyse et théorie littéraire au State University of New York, Stony Brook. Il est auteur de nombreuses publications ; entre autres œuvres on peut citer : La Saison des prunes (2013), Mont Plaisant(2011), La Chanson du joggeur (2005), La Joie de vivre (2003),  Temps de chien (2001), La Promesse des fleurs (1997) et elobi (1995) et les essais politiques comme, Contre Biya : Procès d’un Tyran (2011), La République de l’Imagination (2008), Le principe du dissident (2005); les Contes comme  :L’invention du beau regard (2005), Apologie du vandale (2006).


J’ai pris du temps pour vous écrire cette lettre parce qu’il me sera toujours difficile de vous apporter la contradiction. Vingt ans de lecture assidue de vos œuvres font qu’elles soient dans ce bagage qui m’a appris à penser différemment, et à questionner mes aînés : même cette lettre-ci respire donc ma profonde dette envers vous. Elle en est l’expression. Pourtant je me suis rendu compte, après avoir lu une de vos récentes chroniques dans le journal Le Messager, que par honnêteté intellectuelle, j’avais l’obligation de vous dire que vous vous trompez : de vous le dire en tant que Camerounais. C’est que la lecture de votre texte sur ‘la question anglophone’ n’a cessé de me hanter, pas à cause de la gravité de la question que vous abordez, mais à cause du manque de sérieux de votre argumentation. Mais peut-être avez-vous voulu tout simplement provoquer le débat ? Si c’était le cas, eh bien c’est réussi. Pourtant en même temps la désinvolture, je dirai d’ailleurs, le déraillement de votre argumentation sur la question anglophone, est symptôme de toute l’intelligence francophone camerounaise qui se retrouve toujours édentée devant ce sujet, et ne répond aux requêtes anglophones que par le silence coupable, le sourire agace ou le violent discrédit, et en cela, curieusement, comme vous, se range étonnamment dans le camp du pouvoir actuel dans notre pays, qu’elle combat pourtant si vivement ailleurs.

Quand une question est mal posée, les réponses qui lui sont apportées ne peuvent qu’être insatisfaisantes. Voilà à mon humble avis le problème de votre analyse. Car la question anglophone n’est pas une question de citoyenneté mais de droits des minorités. Les revendications politiques, vous le savez mieux que moi, parlent un langage bien singulier, mais dans la plupart des cas, la position extrême en leur sein, sert tactiquement à rendre un peu plus visible le cœur du problème qu’elles posent, et qui autrement n’aurait pas été entendu. Curieux il est ici, que vous qui avez ouvert notre intelligence à la sagesse du langage quotidien, vous fermiez dans votre analyse de la question anglophone à cette conception des rues de Bamenda qui nous dit, ‘those who make peaceful change impossible, make violent change inevitable’, quant au fond, paraphrasée un peu, elle nous montre si clairement que la question anglophone ne se pose pas en trois voix qui s’opposent, mais qu’au contraire, ce sont ceux qui rendent l’autonomie des provinces anglophones, et de chacune des régions du Cameroun impossible, cela malgré la création d’un sénat chez nous, qui rendent le mouvement sécessionniste anglophone inévitable. Curieux il est, que vous dont la logique a su, pour analyser l’implantation de l’UPC et la revendication d’indépendance du Cameroun, se fondre dans la réalité souple de nos vies bancales, ne pouviez pas voir, (mais le voulez-vous?), que c’est la surdité de Yaoundé qui rend le radicalisme du Southern Cameroon National Council (SCNC) possible; que c’est la politique de Biya qui lui donne les conditions de son existence; et que c’est le lâche sourire d’Etoudi qui a rendu même la déclaration d’indépendance nécessaire le 30 décembre 1999 ! C’est de ce point de vue, dialectique, que la question anglophone se pose plutôt en termes d’une minorité qui veut avoir sa voix entendue : qu’elle se pose donc en termes de droits des minorités chez nous.

Il est fallacieux, bien sûr, de dire que revendiquer une identité anglophone est illogique à cause de la brièveté de l’expérience coloniale qui la fonde. Nous savons tous en effet que les identités sont construites par des conditions politiques et sociales précises. Fallacieux il est tout aussi, de croire que la question anglophone se dissoudra dans la commune mesure de la pluralité ethnique du Cameroun, par-delà la division bilingue de notre pays. C’est que vous, moi, nous tous avons l’obligation de distinguer les minorités dans leur caractère symbolique, du fait de leur existence sociale réelle et ethnique. Si en Allemagne, par exemple, des dizaines de groupes ethniques, les bavarois, saxons, thuringiens, rhénans, etc., tout comme une histoire bien particulière, ont rendu nécessaire une vision plutôt fédéraliste de la ‘République’, les habitants de l’ancienne Allemagne de l’est, les ‘Ossies’, n’ont eu besoin, eux, que de quarante ans, comme les anglophones de chez nous, pour se forger une différence qui, sans être ethnique, n’en est pas moins devenue politique et a d’ailleurs imposé ses formes de représentation et d’action dans la sphère publique ; si les Etats-Unis sont un conglomérat de groupes, asiatiques-américains, italiens-américains, Chicanos, allemands-américains, africains-américains, etc., ce sont les Noirs qui ont entretemps acquis, de par leur expérience particulière de l’exclusion, le statut de minorité symbole. Et le Nigeria : comment autrement entendre l’élévation des Ogoni au-dessus des quatre cent autres ethnies de cette fédération tumultueuse, sinon à cause de leur statut symbolique ? Entendons-nous : les anglophones au Cameroun sont dans la situation singulière d’être liés à une culture qui à l’échelle planétaire est clairement dominante, du moins par rapport au français, et de vivre en même temps une situation ironique de dominés dans leur propre pays. Dans ce monde à l’envers qu’est le Cameroun, la majorité de fait devient ainsi minorité symbolique, comme, dans une autre échelle, les femmes, cette autre majorité de fait, sont une minorité symbolique en politique, et traitées comme telles en termes de droits.

Que vous ne vouliez pas voir ces évidences est curieux, du moins pour moi qui ai eu l’habitude de la profondeur de vos analyses. Curieux encore plus lorsque vous voyez la proximité du Nigeria, qui donne une force de pression réelle, et donc un pouvoir dérivé, à la minorité anglophone au Cameroun, comme un danger pour notre République, danger dont pour exprimer le vocabulaire, vous puisez dans les rancœurs entre la France et l’Allemagne (‘ennemi naturel’) qui ont coûté au monde trois cents ans de guerre et des millions de morts. Oui, curieux quand pour vous la solution à la question anglophone c’est autant l’approche guerrière que le renforcement par la violence de cette de République-ci que nous avons, et qui a déjà montré sa totale faillite, justement la question anglophone ! Je dis que votre position est curieuse, car elle ne tient pas en compte le fait que les revendications anglophones sont une quête légitime d’une autre forme de République, et donc, d’une Nouvelle République ; qu’elles sont ainsi ancrées dans une quête bien ancienne, dont pour nous vous avez tracé l’histoire dans les pays bassa ’a et sur les plateaux bamiléké, histoire qui pourrait sans peine remonter jusqu’à la lointaine dissidence de Douala Manga Bell et Martin Paul Samba en 1914. Le curieux de votre analyse m’oblige pourtant à vous poser quelques questions, car vous qui avez enseigné dans quelques-unes des universités les plus renommées de la planète, comment se fait-il qu’à votre pays qui n’arrive déjà pas à scolariser, à nourrir et à soigner sa jeunesse, vous proposez plutôt, pour résoudre la question anglophone, de se constituer une armée de frappe et une flotte aérienne pour terroriser ses voisins ? Est-ce pour nous faire rire ? Comment se fait-il qu’à ce pays, le nôtre, à la paix déjà si fragile, vous qui avez si savamment analysé la logique violente de notre histoire, proposez comme futur l’exemple du Rwanda, ce pays meurtri et meurtrier qui n’a pas encore répondu du génocide qu’il a organisé dans la RDC ? Est-ce pour nous faire pleurer ? Oui, comment se fait-il que vous qui dans les revues internationales, êtes reconnu comme le chantre africain de la globalisation, dans un journal de votre pays, vous proposez plutôt la culotte courte du nationalisme belliqueux ? Est-ce pour nous irriter ?

Comment pouvez-vous vous tromper autant de fois dans un seul article ? Nous savons qu’aujourd’hui, la démocratie ne se mesure plus par la puissance de frappe qu’elle met à faire respecter sa rationalité, car sinon alors les Etats-Unis donneraient vraiment des leçons de démocratie à la terre entière, mais par l’urgence qu’elle met à respecter les droits des minorités. La France l’apprend à ses dépens ces derniers jours : nous le voyons ! Or nous savons tous : la question anglophone est le talon d’Achille de notre démocratie. La République du Cameroun ne pourra jamais étaler sa grandeur en montrant la perfection de ses institutions, même si celles-ci sont bâties au bout du canon, même si celles-ci sont bâties sur la chair et dans le sang de nombreuses personnes ; mais c’est le support qu’elle apporte au droit à la différence, quelle que soit la forme dans laquelle celle-ci s’exprime, qui sera toujours l’étalon de mesure de sa santé politique. Or nous savons que notre pays est gravement malade, malade de la gestion de la question anglophone ! Comment le guérir ? Plus que la France dont le modèle de la République semble dicter votre analyse, c’est peut-être l’Allemagne qui a élu comme chancelière une ‘Ossie’, de cette nouvelle ethnie allemande donc, nouvelle comme les anglophones sont une nouvelle ethnie camerounaise, qui devrait nous faire réfléchir. Nous en avons l’obligation ! Devant nos yeux, le Cameroun fabrique dans les anglophones, pas à pas des citoyens de second ordre. Demandez donc à chaque Camerounais s’il croit qu’un anglophone sera un jour président de la République du Cameroun, et sa réponse sera évidente : négative. J’ai posé cette question à Bamenda en mars 2005, à un parterre tant francophone qu’anglophone ; la réponse, unanime, n’a pas contredit mes soupçons. Et ceci n’est qu’un exemple. Or vous dont la vie s’est enrichie de l’expérience autant américaine que sud-africaine, qui donc avez vu de multiples visages du destin des minorités, quand vous serez au Cameroun, prenez le temps de vous promener dans le Sud- et dans le Nord-Ouest. Vous verrez qu’il n’y a rien de plus hideux, de plus arrogant, de plus scandaleux, de plus méprisable, car de plus bête, qu’un francophone, quand il est à Limbe, et je suis d’ailleurs sûr que vous en reviendriez défenseur du SCNC, comme je le suis devenu. C’est qu’en réalité, vu l’évolution des choses, toute intelligence critique camerounaise ne peut que défendre la cause anglophone, et même être avocat du SCNC !
Au fond cette défense de la cause anglophone ne peut pas n’être qu’un geste de générosité : c’est un devoir intellectuel de gratitude, car qui n’a pas encore oublié, mais le pouvons-nous jamais ?, que les premiers Camerounais qui ont donné leur vie pour la démocratie sont morts, en mai 1991, à Bamenda, sait que ce sont avant tout les anglophones qui ont, en posant publiquement leur problème, fabriqué notre présent. Ne nous trompons pas : la maturité de la démocratie chez nous sera atteinte, pas par l’invention d’une encore plus grande classe intellectuelle, d’une société civile donc, et surtout pas quand notre République coupera les jarrets aux anglophones indépendantistes, achèvera d’emprisonner ses leaders, même quand ils sont des vieillards comme le Chief Ayamba Ette Otun, ou alors quand elle s’élancera dans une guerre régionale pour satisfaire la fierté de quelques-uns d’entre nous, mais quand elle aura bâti des structures pour gérer dans le dialogue les différences qui font le corps de notre société.

Si ceci passait jusqu’en 1991 par la légalisation effective de l’UPC, aujourd’hui c’est la reconnaissance des droits de la minorité anglophone qui en est la précognition, et cela nécessite en même temps, une vision de la République qui s’éloigne du modèle jacobin imposé sur nos têtes par la seule France. Et n’est-ce pas ce que les anglophones nous demandent, en fin de compte ? Dans leurs voix étranges pour certains, parfois cacophoniques, paradoxales, mais dans la majorité toujours très paisibles et définitivement salutaires, ce que les anglophones revendiquent donc, et ceci, loin d’être une question, est une offre de solution au problème national camerounais ; ce qu’ils revendiquent donc, c’est d’être reconnus en leurs propres termes dans notre commune République : ils revendiquent le droit minimal de tout citoyen d’un Etat qui se respecte, et cela deviendra sans nul doute bientôt le seul gage pour maintenir la déjà si fragile paix civile dans notre pays. C’est qu’autant la question anglophone a aidé en 1991 à construire un Cameroun dans lequel aujourd’hui une pluralité de partis politiques, dont le longtemps interdit UPC, font bataille, bref, à démocratiser notre présent ; autant elle peut être au début de la destruction effective de notre pays dans le futur. Les modèles érythréen, et même ivoirien, seraient ici des éventails. Plus que le silence coupable, le sourire agace ou le violent discrédit de l’intelligence francophone, c’est toute notre sagacité qu’elle interpelle, et encore plus, c’est notre soutien qu’elle attend.

Cliquez ici pour retrouver l’article d’Achille Mbembe

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