CFP: L’école en Algérie : entre tradition, colonialisme et modernité (XIXe -XXe siècles)

Cette journée d’étude artésienne du 27 novembre 2020 propose d’analyser l’enseignement dans l’Algérie de 1962 au milieu des années 1970 et son inscription dans la triple temporalité des périodes anté-coloniale, coloniale et de l’indépendance. Ce jeu des temporalités, leur manipulation à l’œuvre dans la construction de l’école de l’Algérie indépendante, ont généré des tensions vives entre la fidélité à la Tradition et le souci d’installer l’Algérie nouvelle dans la modernité. Il conviendra de les explorer pour cerner les enjeux politiques, économiques et sociaux majeurs de la relation de l’Algérie nouvelle avec son passé arabo-islamique et avec l’héritage de la colonisation française dont elle proclame vouloir s’affranchir de manière radicale

Argumentaire

L’enseignement dans l’Algérie coloniale reste au cœur des polémiques relatives à la « mission civilisatrice » revendiquée par les autorités et une partie de l’opinion française pour justifier l’entreprise coloniale de la France. Dans un premier temps, celui du « moment colonial » identifié par Pascale Barthélémy[1], l’enseignement mis en place en Algérie à partir de 1830 fait l’objet, de la part des autorités coloniales et de leurs agents, de synthèses qui sont autant de plaidoyers en faveur de l’œuvre scolaire de la France, de son importance cruciale, comme de sa nécessaire « adaptation » à la situation locale. En 1892, dans son rapport relatif aux « modifications à introduire dans la législation et dans l’organisation des divers services de l’Algérie  (instruction primaire des indigènes) », Émile Combes martèle que le temps de « la conquête des âmes » est venu après l’occupation du pays par les armes[2]. En 1938, Aimé Dupuy, directeur des écoles normales d’Alger-Bouzaréah, publie une histoire illustrée de ces institutions pour célébrer « l’amitié à Bouzaréah entre camarades européens venus de tous les coins des départements, entre Européens et indigènes, Kabyles et arabes de toute l’Algérie, entre les Français d’Algérie et les Français de France, entre indigènes et sectionnaires[3]. » Cette vision idyllique de la présence française en Algérie a été interrogée par les travaux d’Yvonne Turin qui pointe des « affrontements culturels[4] » dans l’Algérie coloniale des années 1830-1880, d’Hubert Desvages qui souligne le rôle assigné à l’école de promouvoir la collaboration entre colonisés et colonisateurs[5], de Fanny Colonna qui souligne le souci de l’école de la République d’inculquer aux instituteurs Algériens le sens de la « juste distance[6] » qu’il convient de respecter vis-à-vis des Européens. En 2004, dans la revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales Insaniyat, Kamel Kateb analyse les conditions et modalités qui ont donné naissance aux « séparations scolaires dans l’Algérie coloniale » au temps d’une « Troisième République à vocation égalitaire, démocratique et universaliste[7]. » Au lendemain de l’indépendance, le jeune État Algérien n’a de cesse d’insister sur les conséquences dévastatrices de la colonisation française en Algérie, notamment en ce qui concerne ses traditions culturelles et scolaires. Ahmed Taleb Ibrahimi (ministre de l’Éducation nationale algérienne de 1965 à 1970) commente ainsi la révolution culturelle engagée depuis l’indépendance : « l’héritage arabo-islamique (…) est nôtre : il fait partie de notre vie même si pendant plus d’un siècle, nous n’avons guère eu la possibilité d’en disposer et de le faire fructifier. Dans un contexte de décolonisation, une révolution culturelle signifie pour une bonne partie un retour aux sources, une authenticité pour renouer avec le passé qui, durant la domination étrangère, a été masqué, obscurci ou déformé (…)[8]. » En revanche, aux yeux du ministre, l’impératif de la décolonisation exige d’en finir avec « l’héritage empoisonné sous forme d’habitudes et d’attitudes dans un certain cadre de vie[9] » que le colonisateur a laissé derrière lui. Toutefois, Ahmed Taleb Ibrahimi souligne la complexité à arrimer la Révolution au passé : « (…) toute Révolution, à moins de se faire sur la papier, ne part jamais d’une table rase (…) mais le passé ne peut être mimé, ni annihilé d’un coup de baguette magique (…)[10]. »

L’arabisation accélérée de la société algérienne et de son école au temps de Boumédiène aboutit, paradoxalement, à une francisation accélérée de l’Algérie et à l’essor des forces islamistes, consacrant ainsi la prise de distance avec la plate-forme de La Soummam élaborée en 1956 par le FLN en vue de la « renaissance d’un État algérien sous la forme d’une république démocratique et sociale, et non la restauration d’une monarchie ou d’une théocratie révolue. » Cette arabisation s’est heurtée aux nécessités d’un présent porté par les attentes d’une modernisation industrielle de type occidental. On constate aussi que la volonté de ressusciter la culture arabe classique ne s’est pas accompagnée de la restauration du système d’enseignement antérieur à la colonisation, mais qu’elle s’est accomplie dans des structures pédagogiques françaises héritées de la colonisation.

La journée d’étude envisagée se propose d’explorer la tension entre tradition et modernité, qui parcourt l’histoire de l’École en Algérie de la période coloniale et celle de l’indépendance.

Nous proposons de déployer cette problématique autour de quatre axes d’études :

Axe 1 La politique scolaire de la France dans sa colonie Algérienne

Pour les thuriféraires de l’œuvre scolaire de la France en Algérie, tel le recteur d’Alger de la période 1959-1962 « les maîtres d’école primaire française se recommandant avec raison de la tradition de Jules Ferry se sont surpassés (…) à travers cette épopée scolaire étalée sur plus d’un siècle[11]. » Pour les acteurs de l’Algérie indépendante, la présence française en Algérie a conduit à une entreprise « de dépersonnalisation » culturelle attestée par la destruction des écoles traditionnelles, des bibliothèques et la volonté d’éradiquer la langue arabe. Dans son journal Mouloud Feraoun recense de nombreux actes d’hostilité du FNL à l’endroit des écoles et des instituteurs français entre 1955 et 1962. On peut donc s’interroger sur la situation de l’enseignement en Algérie à l’aube de la conquête appréhendée au-delà des témoignages français -civils et militaires- contemporains de la conquête et du devenir de ces structures jusqu’en 1962.

Après la tentative de faire « se rencontrer » deux civilisations dans les écoles arabes françaises, la Troisième République entend, malgré l’opposition des colons, introduire en Algérie le modèle de l’école gratuite, obligatoire et laïque. Mais se met en place un système dual : une école -calquée sur la réalité métropolitaine- accueille les enfants d’Européens, quelques fils de notables indigènes algériens, tandis que des « écoles spéciales aux indigènes » (décret du 18 octobre 1892) sont animées par des moniteurs indigènes et des instituteurs indigènes et français, dont les sœurs et épouses sont mobilisées pour instruire les jeunes filles indigènes. Bon nombre de ces instituteurs français venus de la métropole où ils ont appris la République à l’École normale se trouvent ainsi confrontés aux inégalités et à la partition du système d’enseignement colonial. Comment conçoivent-ils la mission civilisatrice dont ils sont investis par les autorités politiques ? Comment appréhendent-ils l’écart entre l’idéal émancipateur de l’école et la réalité de la domination coloniale ?

Axe 2 L’imaginaire scolaire de l’Algérie indépendante : la quête d’une renaissance

Dans sa réflexion sur la construction d’une Algérie nouvelle, Abdallah Mazouni avertit : « la révolution implique la rupture plus ou moins brutale et définitive avec le passé… elle suppose la destruction du carcan colonialiste -c’est fait ou presque- et de certaines habitudes aux structures qui ont favorisé l’occupation étrangère et lui ont survécu, peut-être plus vigoureuse aujourd’hui qu’il y a dix ans…[12] » Au cours de son enquête sur les instituteurs en Algérie au début des années 1970, Abderrhmane Bouzida note : « l’instituteur algérien actuel cristallise dans son comportement, ses représentations et ses conduites une lutte active entre au moins deux systèmes : le système du colonisateur ou des zâouïa et medersa et le système de l’Algérie indépendante[13]. »

La définition politique de l’Algérie indépendante et ces observations de terrain invitent à interroger l’imaginaire scolaire de l’Algérie nouvelle, la volonté de rupture avec le passé colonial, la filiation « souhaitée » avec la période antérieure et leurs articulations avec le volontarisme modernisateur de l’Algérie entre 1962 et le milieu des années 1970 où la Charte nationale (1976) édicte que « l’édification du socialisme s’identifie avec l’épanouissement des valeurs islamistes ».  Au cœur de cette tension entre le besoin d’un ressourcement dans un lointain passé plus ou moins fantasmé et les exigences d’une modernisation hantée par la comparaison avec l’Occident développé, la question linguistique occupe une place centrale dont il conviendra d’explorer les attendus.

Axe 3 Les « pieds-Rouges »

Pour développer ces institutions scolaires, l’Algérie indépendante a dû accueillir de nombreux coopérants, notamment français : parmi ceux-ci les pieds-rouges -qui avaient longtemps lutté contre la guerre d’Algérie- veulent apporter une aide fraternelle et enthousiaste à la construction d’un socialisme « tiers-mondiste » à l’abri des dérives du « modèle soviétique »[14]. Porteuse de « l’utopie réparatrice des torts coloniaux » (Catherine Simon), la démarche des pieds-rouges se heurte très vite -au sortir de la période lyrique (1962-1964) -à la mise en place d’un système policier, à la pression de l’intégrisme musulman, à la montée de la xénophobie. Au lendemain du coup d’État du 29 juin 1965, nombre de ces militants coopérants ont été expulsés vers la France. Comment comprendre ce divorce entre le nouveau pouvoir Algérien et les pieds-rouges auxquels Boumédiène reprochait leur arrogance à vouloir donner aux Algériens des leçons de « socialisme de lapin. » Dans quelle mesure cette hostilité manifestée à leur égard par l’État Algérien était-elle partagée par les citoyens Algériens à l’échelle des écoles et de leur encadrement pédagogique ? Comment ont pu jouer et rejouer les souvenirs de la colonisation -du sentiment antifrançais- dans la perception algérienne de la présence des pieds-rouges en Algérie. À la lumière de cette expérience « malheureuse », comment ces militants de l’Algérie indépendante ont-ils relu la séquence « colonisation-décolonisation » dans l’histoire de l’Algérie et de sa relation à la France.

Axe 4 L’école, arabité, islamité

Dans son introduction aux actes du colloque, Algérie-France-Islam[15] (1995), Pierre Bourdieu souligne la prégnance dans l’Algérie indépendante d’un inconscient colonial, générateur d’une sorte d’ « imitation servile de l’État à la Française » dont les effets sont perceptibles dans la politique linguistique mise en œuvre par le jeune État Algérien : « toutes les questions autour de l’arabisation ou de la perpétuation du français ont été le lieu central du refoulement et du mensonge à soi-même. La première classe dirigeante après l’indépendance a été d’une extrême lâcheté… devant ce problème de langue française qui a toujours été abordé honteusement, passivement comme si les dirigeants pensaient que l’arabe était bon pour les dominés, alors que le français (voire le latin ou le grec) était bien pour les dominants. On pourrait dire la même chose de l’Islam… »

Ce jugement de Pierre Bourdieu invite à identifier les enjeux politiques, sociaux et culturels de l’arabisation mise au service de la construction d’une identité algérienne et soulève plusieurs questions : en quels termes est pensée la présence du français dans l’Algérie nouvelle ? quel regard est porté sur la tradition arabo-islamique de l’Algérie ? Comment l’école Algérienne se trouve-t-elle mobilisée pour la restaurer, notamment à travers l’enseignement de l’histoire et l’inculcation d’une certaine morale ? En quoi cette politique a-t-elle préparé l’étatisation de l’Islam et l’éclosion de l’islamisme dans les années 1970 ?

Références

[1] Pascale Barthélémy, « L’enseignement dans l’Empire colonial français : une vieille histoire ? » , Histoire de l’éducation, 128, 2010, 5-28.

[2] Émile Combes, Rapport fait, au nom de la Commission chargée d’examiner les modifications à introduire dans la législation et dans l’organisation des divers services de l’Algérie (introduction primaire des indigènes), Reproduit dans le Bulletin universitaire de l’Académie d’Alger, 1892, p. 275.

[3] Aimé Dupuy, Bouzaréah, histoire illustrée des Écoles normales d’instituteurs d’Alger-Bouzaréah, imprimée Fontana, 1938, p. 63.

[4] Yvonne Turin, Affrontements culturels dans l’Algérie coloniale. Écoles, médecines, religions, 1830-1880, Paris, Maspéro, 1971.

[5] Hubert Desvages, « L’enseignement en Algérie sous le Rectorat de Jeanmaire : le rôle de l’école », Le Mouvement social, numéro 70, Janvier-mars 1970, p. 109-137.

[6] Fanny Colonna, Instituteurs Algériens, 1883-1939, Paris, Presses de l’AFNSP, 1975.

[7] Kamel Kateb, « Les séparations scolaires dans l’Algérie coloniale », in Insaniyat, 25-26, 2004, p. 65-100.

[8] Ahmed Taleb Ibrahimi, De la décolonisation à la révolution culturelle, 1962-1972, Alger, SNED, 1973, p. 222.

[9]  Idem, p. 6-7

[10] Idem, p. 221.

[11] Laurent Capdecomme, Préface à l’ouvrage collectif 1830-1962, des enseignants se souviennent de ce qu’y fut l’enseignement primaire, Amicale des anciens instituteurs et instructeurs d’Algérie et le Cercle Algérianiste, Toulouse, Privat, 1981

[12] Abdallah Mazouni, Culture et enseignement en Algérie et au Maghreb, Paris, Maspero, 1969, p. 27.

[13] Abderrahmane Bouzida, L’idéologie de l’instituteur. Enquête sociologique, SNED, Alger, 1976, p. 7.

[14] Catherine Simon, Algérie, les années pieds-rouges. Des rêves de l’indépendance au désenchantement (1962-1969), Paris, La Découverte, 2011.

[15] Pierre Bourdieu, Introduction, Algérie-France-Islam, Actes du 27, 28 octobre 1995, Textes rassemblés par Joseph Jurt, L’Harmattan, 2000.

Modalités pratiques de soumission d’une communication

Neuf contributions seront retenues pour cette journée. Les propositions de communication sont à envoyer à fanny.dauphin17@gmail.com.

Elles comprendront une présentation rapide de l’identité du possible contributeur (nom, prénom, statut, lieu d’exercice, laboratoire si enseignant-chercheur), un titre clair et un résumé du projet de communication qui dégagera la problématique et explicitera les sources utilisées (20 lignes maximum).

La date limite de proposition des communications est fixée au 31 mars 2020.

Ces propositions seront ensuite examinées par le comité d’organisation qui décidera de les retenir ou non.

Responsable scientifique

  • Stéphanie Dauphin, Maîtresse de conférences en histoire contemporaine, Université de Lille, INSPE Lille Hauts-de-France, Centre de recherche et d’études Histoire et Sociétés, Laboratoire CREHS (EA 4027) de l’Université d’Artois

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