Dans un pays marqué par les contraintes sociales et religieuses, ainsi que par une vision figée de la virilité, l’homosexualité masculine demeure clandestine et, en théorie, réprimée par la loi. L’ouverture sur le monde, notamment grâce à Internet et aux réseaux sociaux, permet néanmoins aux hommes concernés de vaincre l’obstacle du rejet de soi.
Dans les rues d’Oran, une voiture passe, vitres baissées, laissant entendre une chanson de raï à plein régime : « Tu m’aimes, OK bébé / Je fais semblant de te croire, habibi / Mon cœur me dit de t’aimer mais je te sais mauvais. »Pour le jeune conducteur, qui se dit hétérosexuel, l’orientation sexuelle de Cheikh Mamidou, qui transparaît à travers les paroles de ses chansons et son apparence physique, ne pose pas de problème. « Normal, dit-il. La musique est bonne, c’est la seule chose qui compte, non ? » Chacun sait que certains chanteurs ont des mœurs particulières, mais cela fait partie du folklore des cabarets, ces boîtes de raï réputées pour être des lieux où alcool, prostitution et homosexualité se côtoient, et qu’on tolère tant qu’elles restent en marge de la bonne société.
Tout le monde sait que l’homosexualité existe, mais les gays doivent rester cantonnés au milieu qu’on leur assigne, et on préfère éviter d’aborder le sujet. La société algérienne est fortement hétéronormative : la famille, l’école, la religion, la loi, autant d’institutions qui inculquent dès le berceau aux garçons et aux filles l’obligation de se conformer à la norme, le mariage et la procréation étant perçus comme l’aboutissement d’une vie adulte. L’homosexualité, quand elle est évoquée, est présentée comme une pathologie qui réclame les soins du psychiatre, ou de l’imam. Il arrive aussi que l’Occident soit montré du doigt comme cherchant à exporter une « identité gay » inconnue en Algérie, au risque d’attiser l’homophobie des autorités et des franges les plus conservatrices de la population. En juillet 2018, une partie de la presse arabophone dénonça ainsi le fait que l’ambassade du Royaume-Uni en Algérie avait hissé le drapeau LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et trans) pour célébrer l’organisation d’une marche des fiertés à Londres.
L’autonomie des adolescentes est devenue un objectif prioritaire de santé publique au Sahel. Considéré comme une des clés du développement, le contrôle de la fécondité implique l’amélioration de la condition matérielle des femmes et leur émancipation de certaines normes socioculturelles dans une région ravagée par les inégalités et la pauvreté.
Depuis l’an 2000 et l’adoption des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), devenus Objectifs de développement durable (ODD) en 2015, les pouvoirs publics disposent de points de repère chiffrés permettant d’apprécier les résultats des politiques sanitaires et sociales qu’ils mènent. Au Sahel, le bilan de ces dernières se révèle très insatisfaisant : persistance des inégalités entre les sexes, extrême pauvreté qui touche entre 30 et 40 % des populations, indice synthétique de fécondité (1) situé entre 4,1 et 7,6 enfants par femme selon les pays.
Les gouvernements et leurs partenaires ont donc été conduits à reconsidérer les conditions de la transition démographique et les moyens à mettre en œuvre pour une réduction significative de la fécondité. Ils s’attachent désormais à la santé des adolescentes, en promouvant en particulier des programmes de planification familiale. Les modes d’action intègrent l’autonomisation des adolescentes, dont le principe s’est généralisé dans les programmes de développement. Il s’agit d’une action collective : les pouvoirs publics locaux agissent avec le soutien d’organisations internationales (Fonds des Nations unies pour l’enfance [Unicef], Fonds des Nations unies pour la population [Fnuap], Organisation mondiale de la santé [OMS]), d’agences de coopération (Agence française de développement [AFD], coopération suisse, agence belge de développement Enabel, etc.) et d’organisations non gouvernementales comme Médecins du monde ou Pathfinder International.
Des femmes sous pression
L’autonomisation des femmes est promue sous le vocable anglais d’empowerment. La Commission de la condition de la femme (CSW) des Nations unies en a fait le centre de ses réflexions lors de sa soixante-troisième session, en mars 2019 à New York. Idem pour l’association internationale Women Deliver lors de sa conférence annuelle en juin 2019 à Vancouver. Le principe d’autonomisation tend à positionner les adolescentes comme des actrices à part entière de la mise en œuvre des projets qui leur sont destinés, et non seulement comme cibles. Or l’appropriation des projets par les adolescentes elles-mêmes et leur capacité à recourir aux services de santé sexuelle et reproductive constituent un défi multiforme, notamment en Afrique. Ce qui va de soi dans le contexte occidental, fortement influencé par les combats féministes et les luttes en faveur des droits de l’homme et de la femme, ne va plus de soi dans d’autres contextes, où les coutumes sociales, la religion et l’idéologie patriarcale dominent, et imposent d’autres valeurs.
Dans les pays musulmans, les normes religieuses, de plus en plus influencées par le fondamentalisme de type salafiste (2), définissent la famille et les rapports entre les sexes dans une logique patriarcale. Cette conception sociale légitime une inégalité fondamentale entre hommes et femmes, en particulier au niveau familial et au niveau sexuel : polygamie, mariage précoce, obligation de rapports sexuels, répudiation, discrimination devant l’héritage. Elle valorise le comportement procréateur (autrement dit le choix d’avoir beaucoup d’enfants) : plus une femme engendre, plus elle bénéficie de considération sociale. En outre, la grande précarité et l’absence de protection sociale pour la majorité des populations transforment la procréation en assurance-vieillesse. Une progéniture nombreuse garantit aux parents un accompagnement et un soutien dans leurs vieux jours. Les normes socioculturelles et économiques placent l’enfant au carrefour de plusieurs questions : richesse, héritage, prestige social, compétition entre épouses dans un contexte polygamique, lutte contre la pauvreté par le travail qu’il produit. Dans les pays où le christianisme est majoritaire, ce sont également les formes les plus conservatrices et patriarcales (promues en particulier par les Églises évangéliques ou le pentecôtisme) qui dominent sur les plans familial, sexuel et reproductif.
Les politiques de limitation des naissances promues avec insistance par l’Occident apparaissent alors comme contradictoires avec les normes sociales, religieuses et économiques des habitants. Lors du G20 à Hambourg en juillet 2017, le président français Emmanuel Macron s’est fait le porte-parole brutal d’une analyse qui voit dans la progression démographique incontrôlée un frein majeur au développement ; il s’est exprimé hors de toute réflexion sur la réception de son discours par des populations qui perçoivent la fécondité élevée comme une richesse et un facteur de développement. De surcroît, du point de vue des acteurs de la société civile islamique, le gouvernement et ses partenaires internationaux n’ont aucune légitimité pour décider des orientations en matière de régulation de la fécondité (3).
Dans les pays du Sahel, le comportement contraceptif féminin demeure dominé par les hommes, dans la sphère familiale comme dans la sphère religieuse. Les femmes disposent en effet d’un faible pouvoir décisionnel dans leur recours au système moderne de santé, en particulier en ce qui concerne le contrôle des naissances. Celles-ci se voient souvent contraintes de recourir, en cachette, aux services d’acteurs communautaires spécialisés (tradipraticiens, colporteurs, marabouts, etc.) et se réfèrent à des pratiques et à des savoirs locaux.
Ambivalence des autorités
En définitive, il n’existe que cinq périodes de la vie génésique des femmes où la société leur concède la possibilité de ne pas avoir un enfant :
1) avant le mariage ;
2) durant l’allaitement (deux ans la plupart du temps) ;
3) après des grossesses nombreuses et rapprochées (« grandes multipares » dans le langage médical, « femmes fatiguées » dans le langage populaire) ;
4) en l’absence du mari parti en exode ;
5) avant le remariage. La possibilité de se reproduire ainsi que les relations sexuelles ne sont donc pas laissées au libre arbitre des femmes, elles sont encadrées par des normes socioculturelles qui stigmatisent socialement celles qui ne s’y conforment pas.
Mais les normes socioculturelles et religieuses locales imprègnent aussi les professionnels de la santé. Les produits contraceptifs les plus servis sont les pilules, le stérilet et les implants, mais le taux de prévalence contraceptive reste très faible, soit 15,2 % chez les femmes âgées de 15 à 49 ans (4). De nombreux infirmiers et sages-femmes sont hostiles à l’offre de la contraception pour les adolescentes et refusent de leur prescrire des contraceptifs. « C’est notre travail, nous a ainsi déclaré un agent de santé nigérien, exerçant en campagne. On n’est pas obligé de le faire, on n’a pas prêté serment pour venir faire des choses pareilles, nous savons que nous allons rendre compte à Dieu. » Ce propos révèle un conflit sous-jacent entre éthique religieuse et déontologie professionnelle qu’il serait intéressant d’étudier dans les contextes sahéliens de très forte fécondité.
Du côté des acteurs institutionnels (ministères, agences de santé, élus, etc.), l’attitude peut également se révéler ambivalente. D’un côté, on observe des discours d’adhésion à la maîtrise de la croissance démographique par l’utilisation des méthodes de planification familiale, la scolarisation des filles, la lutte contre la mortalité maternelle et infantile. Ils suivent en cela les préconisations occidentales. Cependant, d’un autre côté, les résultats de nos recherches au Niger (5) mettent en évidence que les mêmes personnes peuvent tenir en privé des propos totalement opposés. Elles peuvent se montrer, en pratique, réticentes à la contraception. La mise en œuvre des programmes de population s’effectue parfois à reculons, car, finalement, on s’interroge sur leur bien-fondé : « Souvent on est braqué sur les espacements de naissances, particulièrement les partenaires, ce qui est le meilleur pour le couple, etc., nous confie un acteur institutionnel nigérien à la retraite préférant conserver l’anonymat. Nous avons même eu des présidents qui ont refusé la création d’une direction de la planification familiale. »
Les pouvoirs publics des pays du Sahel n’assument pas leur manque de conviction dans le cadre de négociations internationales inégalitaires : d’un côté, les États africains aux moyens réduits ; de l’autre, les institutions internationales et bilatérales prescriptrices et richement dotées : « On ne mord pas la main qui vous est tendue »,résume un interlocuteur de la société civile nigérienne interrogé lors d’une étude sur les perceptions de l’aide humanitaire (6).
Les politiques démographiques comportent de multiples dimensions (sociale, culturelle, économique, etc.). D’autant plus lorsqu’elles s’adressent à des adolescentes, dont le statut local est très différent de la vision occidentale habituelle, en particulier en Afrique, pour des raisons à la fois socioculturelles (structures familiales, coutumes matrimoniales, relations de genre et d’aînesse, polygamie) et socioreligieuses (prégnance de l’islam et montée en puissance de l’idéologie wahhabite, fondamentalismes chrétiens). L’autonomie matérielle et morale des jeunes filles n’est le plus souvent pas reconnue au Sahel, en particulier en milieu rural, ce qui, bien évidemment, ne préjuge pas des stratégies effectives des adolescentes elles-mêmes.
La forte fécondité touche essentiellement les couches populaires en Afrique, et c’est en leur sein que la religion et les normes sociales locales pèsent de tout leur poids. Seules les couches urbaines moyennes et supérieures ont commencé la transition démographique, et ce sont les femmes de ces milieux qui disposent de la plus grande autonomie. Ce sont inversement les adolescentes et les femmes les plus pauvres qui n’ont pas accès aux contraceptifs, qui sont victimes du mariage précoce et du viol conjugal, et qui sont répudiées et abandonnées sans ressources. Or on sait que les mariages précoces constituent un facteur majeur de rupture scolaire (7).
Un « complot occidental »
La logique d’autonomisation des adolescentes et des femmes, promue par les programmes de développement, et les sensibilisations à la contraception se heurtent aux normes sociales et religieuses locales. Elles ne sont généralement pas adaptées aux milieux populaires. En outre, elles sont souvent perçues comme un complot occidental néomalthusien contre la fécondité africaine, seule source de richesse des pauvres… Il ne faut pas sous-estimer ces résistances.
Aïssa Diarra – Médecin et anthropologue, Laboratoire d’études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local (Lasdel), Niamey (Niger)