« Au Sahel, arrêtons le massacre », écrit le général Clément-Bollée dans sa dernière tribune. L’officier français à la retraite a commandé notamment l’opération Licorne en Côte d’Ivoire. Aujourd’hui, il est consultant international en matière de sécurité. Il porte un diagnostic très sévère sur le dispositif Barkhane et sur le G5 Sahel. « On va dans le mur », dit-il. Bruno Clément-Bollée répond aux questions de Christophe Boisbouvier.
RFI : Au Sahel, vous parlez de « descente aux enfers ». Est-ce que vous n’y allez pas un peu fort ?
Bruno Clément–Bollée : Je trouve que le bilan est de plus en plus lourd et surtout j’ai le sentiment qu’avec les solutions que nous proposons, tant au niveau de la communauté internationale qu’à celui des acteurs locaux, nous allons dans le mur. Et on peut imaginer d’arriver à des choses qui pourraient être effroyables. Je vois quelque chose qui ressemblerait à une situation à la centrafricaine, avec des seigneurs de guerre locaux qui se sont arrangés des fiefs dans lesquels ils règnent en maîtres. Ou pire, et ce que j’observe de pire, ce sont des affrontements intercommunautaires qui commencent à se multiplier. On a parlé des Dogons contre les Peuls, avec 200 morts au mois de mars…
A Ogossagou, au centre du Mali ?
Exactement… On a parlé des Mossis contre les Peuls, un peu plus au sud, au Burkina Faso, on a également entendu parler de la dizaine de morts entre Baoulés et Malinkés en Côte d’Ivoire et on a parlé également du Tchad, avec des confrontations entre ouaddaïens et arabes, à l’est du Tchad, à la frontière soudanaise… Moi, je me dis : mais, où est-ce qu’on va ?
La cheffe de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, constate que les efforts de l’Europe et des États membres en faveur du G5 Sahel augmentent, mais que le niveau de sécurité se détériore.
C’est exactement ce que je constate, moi aussi. Non seulement cela n’arrange pas la situation, mais même, cela empire. Quand je vois la perception que les populations locales ont maintenant des forces dites étrangères, des acteurs étrangers qui sont venus pour les aider, c’est assez effrayant. Quand on me dit qu’une colonne française qui sort de son cantonnement se fait caillasser, je me dis qu’il y a quelque chose qui se passe qui n’est pas normale.
Au nord du Mali ?
Pas seulement. On l’a entendu aussi au Niger, puisque le président Issoufou a même été mis au courant de cette situation. Bien sûr, on se pose des questions, comme tout le monde. Au total, quand j’essaie de prendre un peu de recul, je dis stop. Arrêtons ! Compte tenu du volume d’engagement que nous consentons aujourd’hui dans la région sahélienne, avec les bilans humains, les bilans financiers… On pourrait aussi parler du coût de la Minusma, qui est à un milliard de dollars par an, du coût de la force Barkhane qui est à 700 millions d’euros annuels.
Sous l’impulsion de cinq États sahéliens, avec le soutien de François Hollande, puis d’Emmanuel Macron, a été lancé le G5 Sahel. Est-il vraiment opérationnel ?
Le G5 Sahel, une force comme celle-là, de 5 000 hommes – puisque chaque pays a 1 000 hommes à fournir –, j’observe que cette force du G5 Sahel, en fait ce n’est pas une force coordonnée entre cinq pays. Ce sont cinq pays qui se coordonnent de façon bilatérale sur leurs frontières respectives. Et donc il n’y a pas vraiment d’effort commun.
Ce sont juste quelques patrouilles mixtes en certains endroits ?
Oui, c’est peut-être un peu plus que cela, mais guère plus.
Est-ce qu’il y a des maillons faibles dans le G5 Sahel ?
Dans la liberté d’action qu’ont acquise les mouvements islamistes radicaux, nous voyons bien qu’il y a des pays qui sont plus sensibles que les autres. Le Mali et le Burkina Faso, actuellement, sont vraiment les points faibles. Étonnamment, un pays comme le Niger, qui est placé entre tous les groupes islamistes, semble s’en sortir un peu mieux que les autres.
Et comment expliquez-vous cette réussite relative de l’État du Niger ?
Je crois qu’il y a d’abord une motivation, au plan politique, qui est peut-être un peu supérieure au Niger qu’ailleurs. Quand je vois les efforts qu’a déployés le président Issoufou pour dialoguer avec l’extérieur, pour accueillir des bases, pour mettre des bases de drones chez lui, etc. Je pense qu’ils sont plus attentifs et plus motivés. Je connais bien l’armée nigérienne, comme les autres armées dont nous venons de parler. L’armée nigérienne est une armée qui, quand même, avait une certaine cohésion. Une armée qui se tenait. Mais à quel prix ? Quand on voit l’effort de défense nigérien, c’est un peu plus de 15% du PNB du pays, c’est énorme !
Selon beaucoup, l’armée malienne est construite autour de gens du sud. Mais ceux-ci ont-ils la capacité d’intervenir au nord du Mali ?
Actuellement, non. Nous voyons bien que les armées, les outils de sécurité et de défense au Mali et au Burkina Faso se font étriller. Donc il y a manifestement un problème de cohésion au sein de l’idée de sécurité et défense malienne, parce qu’il n’y a pas d’unité nationale au Mali et que les revendications autonomistes ou indépendantistes du nord font que ces armées originaires du sud sont mal acceptées.
Pour contrer l’influence grandissante des jihadistes, l’Europe mise sur le développement. L’alliance Sahel va financer plus de 600 projets dans la zone pour un montant total de 9 milliards d’euros. Est-ce une réponse ?
Je demande à voir l’exécution sur le terrain. Parce que, au résultat sur le terrain – j’y vais régulièrement –, je ne vois pas grand-chose sortir. Vous savez, la communauté internationale ne fait pas confiance aux acteurs locaux. Mais on aurait peut-être intérêt à changer complètement notre vision des choses et à faire plus confiance aux acteurs locaux. La confiance n’exclut pas le contrôle.
Il y a quelques mois, vous avez écrit au directeur de l’Agence française de développement : « Monsieur le directeur, osez le privé en Afrique ». Pourquoi cette lettre ouverte ?
J’ai fait la connaissance, au Mali, du patron des patrons. Mamadou Sinzi Coulibaly, qui, lui, dit exactement ce que je viens de vous dire : « Osez le privé ». Nous sommes des acteurs privés. Au Mali, au Niger, au Burkina Faso, au Tchad, en Mauritanie, nous pouvons faire des tas des choses. Il a lui-même, d’abord, donné l’exemple de l’engagement et du courage, en apostrophant, il y a quelques semaines, les autorités judiciaires de son pays, et en les dénonçant publiquement et nommément à la télévision pour leur corruption au Mali. Cela a fait, bien sûr, une petite bombe ! Et c’est la rue qui le protège.
Le partenariat aujourd’hui, au Sahel, entre les militaires français et les développeurs français de l’AFD, est-ce que cela ne risque pas de mettre en danger ces derniers, c’est à dire les développeurs ?
Je pense que, si notre force Barkhane peut être accompagnée par des projets de développement, possiblement d’ailleurs tenus par des privés, eh bien pourquoi pas, cela pourrait être une bonne façon de les aider à s’intégrer. Mais aujourd’hui, nous en sommes loin.
Nous sommes loin de l’adhésion des populations locales ?
Oui, nous sommes loin d’une force intégrée. Si notre action a été saluée au Mali en 2013, reposez la même question aujourd’hui dans les rues de Bamako et vous allez voir…
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